jeudi 5 mars 2015

MONTS d'ARRéE


Débarrassons-nous une fois pour toute des idées reçues: les Monts d'Arrée ne seraient que terres ingrates, miséreuses et isolées. C'est entendu.
N'y pousseraient qu'une lande rase constellée de quelques arbres chétifs soumis au diktat des vents. N’oseraient pointer leur nez que des éperons granitiques décatis. Raison pour laquelle, sans doute, sont nées ici les légendes tenaces et parfois mortifères. Impossible de faire un pas dans les tourbières sans être bousculé par un bataillon de korrigans ou de lavandières de la nuit… Oui, les monts d’Arrée méritent mieux que ça.



Entre crêtes acérées et vallées enchantées s’offre un pays, un vrai pays où vivent de vrais gens qui pour rien au monde ne redescendraient dans les terres d’En-bas. Les sentiers y serpentent en tous sens, les sources y jaillissent à foison ainsi que les projets, les énergies, les volontés… On ne vous l’avait pas dit mais ces montagnes cachent des volcans qui ne sont pas prêts de s’éteindre.







J’avais le projet de visiter les montagnes d’Arès, dont on parle en Bretagne, comme des Alpes ou des Cordillères ; dont les mœurs, les usages offrent, dit-on, des particularités singulières… Jacques Cambry, Voyage dans le Finistère, 1794




Vaguement inquiet, je coupe le moteur de ma voiture qui vient de nous amener au départ de notre randonnée hebdomadaire : Plounéour-Ménez. Nous en sommes sortis en prenant soin de ne pas claquer les portières, de peur de réveiller les trépassés et toute une foule de fantômes dont nous avons tous eu vent. Je ne croyais pas un seul instant an ces balivernes, ces créatures mythiques et fabuleuses – korrigans, lavandières, ankou… - qui n’existaient que dans l’imagination des esprits simples jusqu’au jour où j’ai compris que même si l’Ankou, les Korrigans et les Lavandières de la nuit n’ont aucune légitimité concrète et donc aucune existence avérée sur notre planète, ils existent vraiment dès lors qu’on se retrouve sur place, abandonné aux forces souterraines, livré comme tribut aux mâchoires d’un dragon affamé.




On m’avait dit que là-haut, près de Roc’h Trévézel (384 m), le brouillard était à couper à la faux, que les sentiers étaient si boueux que même la carriole de l’Ankou une nuit s’y empêtra et c’est ainsi que Job ar Ruz survécut dix ans à sa propre mort. On m’avait dit que le schiste ici est si tranchant qu’il cisaillait sans pitié les mains maladroites. Des voix averties m’avaient prévenu : quand tu aperçois Roc’h Trédudon au sommet de la montagne (383 m), c’est signe de pluie et dès que tu ne le vois plus, c’est qu’il pleut déjà. Et quand il ne pleut pas, c’est qu’il bruinasse, qu’il brouillasse ou alors qu’il crachine ou même crachouillasse. Qu’il grêle, qu’il neige aussi bien ! On m’avait parlé du froid qui gerce les lèvres et dessèche les âmes, de l’hiver qui s’incruste trois cents jours par an et de l’obscurité qui se confond avec les ténèbres dès lors qu’on approche des Monts d’Arrée.





On m’avait averti de tous ces dangers et de choses plus terrifiantes encore. Un dicton de Commana n’affirme-t-il pas que pour passer au-dessus de l’Allée couverte, les corbeaux volaient sur le dos pour ne pas voir la misère en bas.





Une légende – mais est-ce bien une légende, ici personne ne se risquerait à mettre en doute le savoir des Anciens – une légende, donc, m’avait laissé entendre qu’ici s’ouvraient les Portes de l’Enfer, celles qui se fermaient à jamais, et malheur au voyageur égaré si son chemin croisait les Créatures de la nuit.




Je suis averti que je ne croiserais ici que des êtres farouches au regard sec, des femmes au poil noir, à la langue fourchue, des enfants aux yeux hallucinés, tous prompts à saisir une lame pour détrousser le randonneur paisible et naïf, tous issus d’une longue ligéne de générations corrompues par la consanguinité, les disettes et l’ignorance des Saintes Ecritures. Des documentaires mettent l’accent sur l’isolement de la région, l’enclavement, l’abandon des vieilles fermes, le vieillissement des populations, l’inexorable déclin démographique, les archipels de solitude excommuniés de la modernité et du sacro-saint dogme de l’aménagement du territoire.







 

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